samedi 19 juillet 2008

Inversés



“Il ne pourra jamais me comprendre"


- Allô?

- Oui?... Ah, c'est toi!?

- Evidemment! Cette heure-là est toujours la mienne, enfin, celle que tu m'avais donnée, tu te rappelles?

- Oui, mais...

- Tu as changé d'avis? D'heure? Tu sais que ce n'est pas la période pour changer d'heure, hein?

- Non, et de toute façon donner c'est donner, reprendre c'est...

- ...voler.




- Oui. Joyeux Noël à toi. Tu as passé de bonnes fêtes? En famille?

- Bonnes, je ne sais plus vraiment. En famille, non. La famille c'était avant, avant qu'Elle ne parte en emportant tout avec Elle. Hier soir je suis allée manger avec Lui, dans cette maison aussi vide de meubles que du sens de « domicile familial ». Il ne nous restait même pas deux fourchettes! Du saumon à la petite cuillère, tu y crois toi? Avant le repas, je l'ai tout de même appelée pour leur souhaiter un Joyeux Noël, à Elle ainsi qu'au reste de ce que tu appelles famille. J'aurais dû me garder de cette politesse, et peut-être aurais-je pu garder mon repas mais... ils m'en ont dégouté les uns après les autres, m'éructant à la figure leurs reproches nauséabonds, relents de fausse rancœur entre deux bouchées de petits fours. Soi-disant je les aurais encore trahis. Et malgré le flot de larmes qui inondait ma trachée, je n'ai pas eu vite fait de ravaler mes "Joyeux Noël". Ces pilules festives ne passaient pas et se plantaient dans ma gorge comme des banderilles lancées par de lâches toreros. Lassée du combat et sans avoir le courage d'attendre leur mise à mort, je me suis hâtée de me couper moi-même les deux oreilles pour ne plus les entendre.

- Tu sais, finalement, la victoire revient à celui qui garde les trophées...

- Tu m'aurais vue! Je n'étais plus bien vaillante pour une victorieuse... Lui a cru que j'allais m'étouffer. Il a improvisé au plus vite une table avec une bougie, du saumon fumé avec des toasts, deux flûtes avec deux bouteilles de champagne... Mais m’abreuver de ses gentillesses ne suffisait pas. J'ai dû boire ma bouteille bien plus vite que lui (question de survie), par gorgées frénétiques comme on mangerait de la mie de pain après avoir avalé une arête de travers. Fin du combat. Quelques minutes avant de poser genou à terre et de basculer de quatre vingt dix degrés au dessus du sol enneigé pour rendre armes et repas, je Lui ai donné son "Joyeux Noël", qui seul avait trouvé preneur. Pour les autres, c'était comme pour ces portées de chiots qu'on n'arrive pas à donner, je les avais noyés.

- Je ne suis pas sûr que l'on noie les chiots dans le champagne...

- Il fallait faire au moins un geste de circonstance, c'était Noël tout de même!

- Et maintenant où es-tu?

- Clément m'a fait faire un double de la clé de son appartement.

- Et jusqu'à la fin des vacances tu vas rester seule?

- Oui. J'écris.

- Une nouvelle?

- Un nouveau... testament.

- Cette année encore! Mais qu'est-ce que tu peux bien avoir à leur léguer?

- Mon désespoir. Je leur en fais régulièrement des bijoux afin qu'ils les portent comme une malédiction, alors chaque année il me faut mettre à jour la répartition de leurs très futures richesses. Je me fais si vieille maintenant...

- Tu délires encore... Tu ne devrais pas rester seule, à moins que cela ne fasse partie de tes vœux de ce jour?

- Ce doit être ça.

- Dans ce cas alors, pourquoi m'appelles-tu?

- Je préfère être seule... à deux. Je suis un peu inhumaine, mais pas plus qu'à moitié non plus! Et puis toi, ce n'est pas pareil, tu es mon double, alors c'est comme si j'étais seule et que mon écho prenait quelques libertés à me donner mes retours de paroles.

- Ton double? Qu'est-ce que tu racontes? Je ne suis pas ton double, je suis une personne à part entière!

- Oui, bien sûr, le double d'une demi-humaine, ça fait bien une unité d'humain, non? Tu vois, on y trouve tous les deux notre bon compte. C'est mathématique.

- Je suis philosophe, pas mathématicien!

- Et Descartes alors?

- Je ne suis pas non plus Descartes! Pourquoi à tes yeux ne pourrais-je pas être tout simplement ma propre unité libre?

- Simplement? Propre? Libre? Ce n'est pas toi le philosophe censé dire que pour être libre, il faut se salir les mains et que c'est tout sauf simple!? Quant à ton unité, je viens de te la calculer. Et tu peux me faire confiance, je suis une excellente calculatrice.

- Ah ça! J'ai bien vu les résultats que ça donnait une calculatrice scientifique telle que toi... Exacts à la virgule près, avec un pourcentage d'erreur humaine quasi-négligeable. Au fait, dans tous tes calculs, tu me donnes quelle place?

- Puisque tu y tiens tellement à ton unité, je t'en donne la place, tiens, juste à côté de la virgule.

- Et à toi?

- Tu m'as rappelé que je n'étais pas assez précise dans mes relations, aussi mathématiques soient-elles. Donc pour corriger l'erreur et sachant que le chiffre le plus précis est aussi le plus éloigné de la virgule...

- ... le plus éloigné de la virgule, ou de l'unité?

- Dans notre cas, de l'unité. Les habitants du monde des "...aines" et des "...ièmes" ont bien trop de curiosité les uns pour les autres. Ils se regardent à travers leur virgule et ne comprennent pas pourquoi ils sont inversés. Alors ils essaient de passer de l'autre côté, et outre les virgules tout le calcul se fausse.

- Le monde des "haine" et des "aime", tu dis?

- Oui, à une virgule près! Enfin, à la présence de la virgule près...

- Et si on poursuivait notre lutte contre la disparition de la virgule? On pourrait même créer notre fondation pour sceller officiellement le pacte, si tu veux.

- D'accord, avec toi en président alors, et moi je continuerais de te consulter pour les plans de bataille.

- Virgule d'un jour...

- Virgule toujours! D'ailleurs, depuis ce jour où j'ai failli te voir à l'endroit, je trouve que l'envers te va beaucoup mieux. Sans vouloir t'offenser...

- Et moi depuis ce jour, j'avais bien compris que...

...je ne pourrais jamais te comprendre.

"Mes calculs sont toujours exacts”

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